12 octobre 2012

la touffe

La touffe est un orchestre "amateur" radical auquel participe Michel Doneda : je pense que ce mot est propre à illustrer une approche de l'improvisation libre différente des groupes où les sons de chaque musiciens se détachent clairement de l'ensemble comme on peut l'entendre dans Iskra 1903 ( Derek Bailey, Barry Guy et Paul Rutherford 1970/73), Balance ( Ian Brighton, Radu Malfatti, Phil Wachsmann, Colin Wood, Frank Perry 1973) ou le trio John Butcher- Phil Durrant-Russell (1984/1996). Une intrication des tracés de chaque instrument dont le fil s'est perdu dans un réseau semblable aux racines d'une forêt ... touffue, plutôt qu'une imbrication de lignes, de courbes, d'angles, de points, de surfaces même si leur équilibre fuyant est rompu par la vie. Voici quelques documents sonores qui ont contribué à réactualiser et resituer la pratique de l'improvisation libre et démontrent que les improvisateurs français du Sud-Ouest sont devenus une référence comme leurs collègues du Nord-Est de Londres.


Trio de Batterie Didier Lasserre -  Matthias Ponthévia – Edward Perraud Amor Fati Fatum 014

Avec Amor Fati, la scène improvisée française tient un label de premier plan d’un point de vue international avec le grand bonheur de présenter des enregistrements superlatifs d’artistes locaux. La présentation cartonnée et peinte de la pochette est en fait un exemplaire unique.  Le titre « Trio de Batterie » - un peu déroutant – ne laisse pas deviner qu’on se situe ici dans la meilleure musique « post – AMM » avec le niveau d’inspiration collective égal au légendaire tandem Paul Lovens – Paul Lytton. Cette impression est corrigée par le sous – titre : drum noise poetry. C’est un enregistrement exceptionnel récent (28 - 29 juillet 2007) qui fait complètement oublier l’excessive et décevante production de cédés dans la sphère musicale improvisée de ces dernières années. La musique est répartie en trois plages respectives de 24, 9 et 41 minutes, mais déjà après les 6 premières minutes vous êtes dans la stratosphère. Durant la dernière très longue plage, la notion du temps s’évanouit vers la vingtième minute. Nos trois apôtres font ensuite subtilement un silence abrupt … interrompu par une déflagration et continuent de plus belle en changeant sensiblement l’étagement des sons et leurs perspectives. Grâce la manière délicate dont cela a été enregistré, une écoute au casque à fort volume révèle toute la richesse de la musique sans aucune agressivité.  Ces trois-là, Pontévia, Lasserre et Perraud, ont su appliquer le mot d’ordre un pour tous – tous pour un : ils nous offrent un véritable son de groupe où il est difficile de distinguer la contribution de chacun. L’empathie est grandiose. Vibrations métalliques, jeu à l’archet, bols chinois, gongs, grattements de cymbales, harmoniques, peaux frottées, craquements, grosse caisse résonnante,  tout vibre et se développe avec une unité profonde et véritablement sentie. Le duo Lovens-Lytton avait intitulé son premier enregistrement de 1976 « Was It Me ? » (Etait-ce moi ? Po Torch ptr jwd 1). Cet enregistrement avait marqué les esprits et contribué chez les auditeurs – musiciens d’alors à une véritable prise de conscience égale à celle diffusée par la Company ’77 de Derek Bailey avec Lacy, Braxton, Leo Smith, Honsinger et consorts. Il faut donc recommander l’écoute de Trio de Batterie d’urgence pour un tas de raisons dont certaines échappent peut – être à leurs auteurs. Par exemple, le fait qu’il s’agit d’un ensemble où la musique dépasse par la qualité et l’inspiration la somme des contributions individuelles rend ce Trio plus désirable et plus fascinant que les excellents cédé solos de Lê Quan Ninh, Eddie Prévost et Tatsuya Nakatani. Il faut espérer que cet opus s’inscrive dans la liste des incontournables d’un maximum de passionnés. Plus que ça tu meurs !

Humus  Bondonneau/ Chiesa/ Lasserre/ Lazro/ Sassi/  Amor Fati   Fatum 016 
Une Chance pour l’Ombre Doneda/ Lê Quan/ Saitoh/ Imai/ Sawaï Bab-ili Lef 02.
Humus ! On voit des impressions de feuilles d’arbres sur la pochette cartonnée à deux volets et qui, répétons-le, constitue un exemplaire unique d'une édition limité à 500 copies individualisées par une manière de sérigraphie. Organique, ce bourdonnement informel  - à la première écoute ! - évoque aussi la manière de « une Chance pour l’Ombre » de Michel Doneda/ Ninh Lê Quan/ Tetsu Saitoh/ Kazuo Imai / Kasue Sawaï, publié par le micro label provençal Bab-ili Lef. Daunik Lazro , bien entendu, mais aussi Benjamin Bondonneau, David Chiesa et Laurent Sassi - qui sont des proches de Doneda et Lê Quan - et plusieurs autres ont emprunté une voie nouvelle dans l’organisation sonore et l’interactivité d’un groupe d’impro « radicale ». Cette démarche trouve des échos à l’échelle internationale (Dörner, Hautzinger, Rhodri Davies, Jim Denley, Keith Rowe etc…), mais elle affirme une spécificité française et éminemment collective (Hubbub est un autre bon exemple). Salutaire donc ! Humus et une Chance pour l’Ombre sont particulièrement remarquables à cet égard. La sortie d’une Chance  m’avait échappé. Mais comme Amor Fati me régale en m’envoyant leurs cédés à chroniquer, ce que je fais de bonne grâce vu la qualité superlative, hexagonale et esthétique (des pochettes, organiques elles aussi !), je n’ai pu m’empêcher d’y ajouter le quintet franco-nippon. Une question et sa réponse éventuelle : Laurent Sassi est crédité « son » et aussi « prise de son » ? Sa technique d’enregistrement apporte une dimension spéciale à la musique du quartet. Ce quartet et le quintet avec Doneda échappe à la géométrie habituelle du groupe anches – contrebasse – percussion en usage dans le post free-jazz « SME ». Ce qui importe dans ces deux musiques c’est qu’elles sont faites ensemble et quelles mettent en valeur le potentiel sonore de chaque instrument et de chaque musicien dans un flux organique en les enfouissant dans la masse ou les mélangeant comme le ferait un peintre abstrait. Organique, j’insiste, la description/ comparaison utilisée dans ma chronique du premier Contest of Pleasures (Butcher/ Charles / Dörner Potlatch) évoquait des concrétions conchyliennes superposées : avec les algues et les filaments verts qui s’y accrochent quand la mer se retire, on n’est plus très loin des feuilles d’arbres semi – pourries et imprimées sur les pochettes en carton recyclable d’Amor Fati. Les rôles et l’interaction de chaque instrument sont radicalement repensés de manière parfois indescriptible (pour un chroniqueur qui comme moi se fatigue après une fournée aussi remplie et providentielle d’Amor Fati). Pour qui veut se documenter une fois pour toutes sur cette tendance improvisée, ces deux albums sont aisément recommandables. Deux superbes voyages à travers des paysages inouïs.

Hubbub . Hoop Whoop - Matchless MRCD53/ Lowlands.
Hubbub - Hoop Whoop
Dans l'univers de la musique improvisée (libre, radicale etc…), on est frappé par le nombre toujours croissant de musiciens qui s'engagent dans cet art à la fois aussi exigeant que gratuit (dans tous les sens du terme, car on y gagne souvent que des clopinettes). Dès lors, il devient plus difficile de ne pas jouer comme X ou Y et d'avoir "quelque chose à dire". Nombre de musiciens plus jeunes n'ont pas toujours l'envergure et le charisme des pionniers qui ont par la suite accédé à la notoriété. Ils ont aussi moins l'occasion de se produire et de mûrir leurs musiques, les organisateurs n'accordant d'importance qu'aux valeurs sûres. Malgré quelques notables exceptions, les musiciens français sont toujours un peu restés en retrait en matière d'originalité. C'est pour tout cela que je tiens spécialement à saluer la musique de ce groupe parisien vraiment étonnant, Hubbub. Le pianiste Frédéric Blondy, les saxophonistes Jean-Luc Guionnet et Bertrand Denzler, le guitariste Jean-Sébastien Mariage et le batteur Edward Perraud, tous autour de la trentaine, se croisent dans plusieurs groupes qui vont du free jazz à l'innovation la plus radicale. Un des groupes de Guionnet et Perraud s'appelle "The Return of The New Thing", tout un programme. Hoop Whoop est le deuxième album d'Hubbub et est publié par Matchless, le label d'Eddie Prévost, percussionniste du groupe AMM. On y entend une musique essentiellement collective où s'efface dans l'enchevêtrement des sons l'exploit individuel du soliste. Peu importe qui joue quoi, personne ne "tire son épingle du jeu ". Le groupe contribue comme un seul homme à cette improvisation de 52'58". Mon collègue P.L. Renou a écrit de remarquables notes de pochette : celles-ci cadrent parfaitement avec une musique qui pose plus de questions qu'elle n'y répond. Comme trop rarement de nos jours, voici un manifeste qui rompt avec les habitudes plutôt qu'un enregistrement de plus, fût - il excellent. Ces cinq courageux défendent une esthétique exigeante et revalorisent de manière exemplaire la nécessité collective de l'improvisation libre que d'aucuns veulent réduire à l'expression soliste d'individualités, certes rares. Chez Hubbub, c'est le très haut degré d'imbrication collective qui fait toute la rareté et le prix de la musique.

London Ernesto Rodrigues Angarhad Davies Guilherme Rodrigues Alessandro Bosetti Masafumi Ezaki Creative Sources 080. 
London parce qu’enregistré à Londres lors de l’Atlantic Waves Festival 2005, soutenu par des institutions culturelles portugaises. Ernesto Rodrigues est le directeur artistique de Creative Sources et un altiste (viola en anglais) singulier, genre tortionnaire ébéniste, mais du meilleur effet. Tout comme son fils Guilhermo au violoncelle, il prépare son instrument et utilise tous les bruitages délicats que son instrument lui permet. La violoniste galloise Angarhad Davies n’est pas en reste avec ses frottements d’archets et ses coups secs grincés. Toujours aussi concentrée. Alessandro Bosetti est un sax soprano milanais émigré dans le Berlin du réductionnisme des Axel Dörner et Burkhard Beins et qui a travaillé avec Michel Doneda ( Placés en l’Air /Potlatch).  Le trompettiste Masafumi Ezaki est l’antenne japonaise de cette conspiration du silence. Ah oui, comme on est à Londres, c’était du New London Silence vers 2002. La musique se répand avec lenteur dans le silence dans l’attente d’événements sonores. Les tiges placées entre les cordes du violoncelle se balancent sur un fond d’archet qui fait sussurer une corde du violon. Des souffles éventuels se propagent comme un gaz rare. Le silence se fait plus présent. La durée de London (l’unique pièce) n’est pas indiquée, mais comme on est dans un état de recueillement approfondi, indispensable pour graviter dans un tel état d’apesanteur, on ne s’en soucie guère. Alessandro siffle doucement dans la colonne d’air (comment fait-il ?). Le temps est aboli. Aucune virtuosité, seulement la maîtrise du timbre, même le plus ténu. Une scansion s’insinue à notre insu et les sons de chacun des cinq s’agrègent comme par enchantement. On finit par enfin découvrir les effets de tuyaux d’Ezaki. Cette manière a le mérite de nous faire entendre une dimension réelle du silence que ces musiciens révèlent au creux de la matière instrumentale distillée dans la douceur la plus clinique. Le silence après la fin fait partie de la musique. Ecoute étonnante. Nouveau ? Bof ! Certains trouvent des inspirations depuis les travaux d’Alvin Lucier et de Phill Niblock, des artistes reconnus depuis fort longtemps. Donc ! Mais une expérience révélatrice. 

Carré Bleu ( à la mémoire de Bernard Prouteau) Frédéric Blondy, Michel Doneda, Tetsu Saitoh. Travessia 003.
The Geometry of Sentiment John Butcher Emanem 4142
carre bleu with MIchel Doneda, Frederic Blondy
Deux pôles du saxophone contemporain. L’un, français et poète enflammé de l’instant et du son, a foi en l’aventure. L’autre, britannique et scientifique, est le constructeur méthodique de son univers. Le Carré Bleu était l’espace d’un ami aujourd’hui disparu, investi ici avec l’appui d’un compagnon des antipodes animé de la même foi et d’un explorateur hexagonal des mécanismes et des cordes du piano, de son grand cadre et de ses résonances. Arrimés au corps flottant du piano préparé de Blondy comme à un radeau emporté par des courants imprévisibles, le contrebassiste et le saxophoniste dérivent vers un point secret de l’océan. Leur équipée est d’un seul tenant, le flux de Doneda se projetant dans une seule coulée tendue vers le but ultime, atteint après 70 minutes de concert (Carré Bleu part 1 & 2). Les amarres sont lâchées et la pique de la contrebasse de Tetsu Saitoh et son archet forment un gouvernail rudimentaire. Advienne que pourra et l’aventure, finalement, fascine. Sur l’île, au creux de la roche de l’Oya Stone Museum, tel un géomètre, John Butcher dévide les sons selon un plan qu’il s’invente avec une logique confondante (plages 1 et 2, First et Second Zizoku). Son précédent album solitaire « Cavern with Nightlife » (Weight of wax 01) avait été en partie enregistré dans cette caverne japonaise, remarquable pour son acoustique. Les plages 3 et 6 nous donnent à entendre ses expériences avec un amplified feedback curieux. Action Theory Blues indique une filiation avec Steve Lacy, avec lequel Butcher marque sa singularité avec un jeu répété et ambigu sur deux notes vers la sixième minute. But More So est un hommage à Derek Bailey en souvenir d’une anecdote rapportée par le violoniste Phil Wachsmann. Celui-ci fut d’ailleurs un compagnon de Doneda dans leurs jeunes années. Devant un public non averti et hostile au début des années soixante-dix, le défunt guitariste interrompt le concert et informe le public que « La musique que nous jouerons lors du restant de la soirée sera comme celle-ci, mais plus encore comme elle ». But More So. Cette intransigeance, cette plongée dans l’inconnu est vécue ainsi de manière insigne par le trio de Carré Bleu à travers les occurrences turbulentes de leurs échanges. Le travail du pianiste confirme qu’il est bien un des éléments à suivre de la seconde génération (cfr part 2 de 13’ à 25’) avec un goût généreux pour l’expérimentation et l’inouï assumé. Trois improvisateurs exemplaires et un architecte du son. Deux démarches profondément complémentaires et deux sensibilités radicalement différentes qui s’éclairent l’une et l’autre à la lumière de leurs emportements respectifs et de leurs convictions. 


A Floating World Heddy Boubaker, Nusch Werkowska, Mathias Pontevia  Mikroton.
Un concert de 2008 à Bordeaux d’un groupe vraiment sauvage et exemplaire des récents courants qui ont animé l’improvisation radicale en France. Aussi, les adieux au saxophone d’un souffleur peu commun dont la capacité à projeter les sons internes de la colonne d’air sans « faire chanter l’anche dans le bocal » est absolument unique : Heddy Boubaker. Avec Michel Doneda, Heddy est de ceux qui tirent un sens plein et convaincant de ces techniques de souffle qui font florès dans l’impro hexagonale jusqu’au lieu commun et parfois la lassitude. Malheureusement, Heddy a remisé son sax alto et basse pour des raisons de santé. Il est capable d’y mettre une puissance de souffle et une pression telle que son cœur encaisse trop. Et de cœur, il n’en manque pas ! Ces trois-là sont parmi ceux pour qui l’improvisation collective est une croyance en autrui, un mode de vie socialisant et une réinvention de la vie, plutôt qu’une carrière ou la recherche d’une visibilité / reconnaissance illusoire. Trois activistes à la scène comme à la ville.
Flottement des sons qui s’interpénètrent comme des bois flottés, des branches arrachées, des feuilles mortes charriées dans un courant, un débit qui s’engouffre au creux de la croûte terrestre. Espèce Humaine et Croûte Terrestre, ces essais sur la future survie de notre terre et de tous ceux qui la peuplent signés Amadeo Bordiga, sont toujours d’actualité. Ce monde flottant en est l’illustration vivante. Nusch, la pianiste saccage les résonances et Mathias secoue les habitudes et fait vibrer, sans arrière-pensée, la surface des peaux enfouies sous les grincements et tintements des métaux grattés, au milieu des chutes de marteaux amortis et des crissements au fil de cuivre. Le cœur y est et c’est là l’essentiel.

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