26 août 2014

Blaise Siwula / Brian Groder / Guido Mazzon & Roberto Del Piano / Jim Dvorak / Paul Dunmall/ Five Roosters

Tesla Coils Blaise Siwula Harvey Valdes Gian Luigi Diana Setola di Maiale SM2620

Blaise Siwula est un saxophoniste de première, un musicien improvisateur avec un savoir faire et une expérience impressionnante, même s’il reste peu connu dans le réseau européen. Ici on l’entend au sax soprano, alto et ténor avec un excellent guitariste, Harvey Valdes et Gian Luigi Diana qui le suit comme son ombre avec son portable et son Real Time Sampling Sound Manipulation. Dès l’ouverture (Primary Coil 17:57), les volutes du soprano crée un univers volatile, élégant et complexe avec une belle technique « traditionnelle ». Donc pas de techniques avancées à la John Butcher, ni de travail du son à la Lacy, plutôt Trevor Watts au soprano. Une phase de deux minutes où chacun reste sur ses gardes, un silence et deux coups de becs, et l’échange commence. Alors que Diana  procède et transpose avec inventivité le jeu du saxophone en le miroitant et le contorsionnant, le guitariste propose des incartades atonales soniques maîtrisées ou un jeu mélodique subtil. Un solide guitariste, Harvey Valdes. Bonne écoute du trio et conception intelligente de l’improvisation où plusieurs champs d’investigation sont exploités tour à tour où simultanément avec logique et musicalité. Il est parfois difficile de distinguer le saxophone du processing de Diana. Vers la onzième minute, le ton change et ralentit vers le sonique exploratoire. Siwula démontre qu’il a de sérieux moyens. On passe rapidement d’une introspection rageuse vers un pandemonium électro saturé qui remplit tout le champ auditif, pour ensuite terminer sur quelques sons de guitare et des phrases de sax alto presque jazz. Secondary Coil 7 :51 : introduction au sax alto quasi jazz en rythme libre avec quelques piquetages de guitare qui évoluent vers des ostinatos décalés et alors le sax devient free et mâchouille / growle les sons. Un séduisant dialogue entre Siwula et Valdes se transforme en confrontation et Diana qui jouait sur le côté fait monter le ton. Passage étrange : deux sax se disputent l’espace : le réel et le virtuel. Il y a un peu de tout dans cette improvisation et aussi quelques trouvailles, les musiciens essayant plusieurs possibilités sans avoir peur de se planter.
Discharge Terminal 6 :58, commence noise à la guitare et le sax soprano répond dans un registre extrême. L’électronique est inventive et des sons peu usités montent à la surface. Le guitariste se bruitise (noisifie si vous voulez) en accélérant et les volutes du sax s’envolent pour ensuite danser sur des ostinati fortuits lancés par Diana.
Le quatrième morceau Resonant Frequency of Secundary Circuit 6 :16 me semble être un des improvisations la plus réussie du disque. L’électronique est inventive, le saxophoniste joue sans haleter des échelles tarabiscotées avec triple coup de langue, respiration circulaire et des harmoniques bien placées avec la guitare frénétique en partageant un motif fragmenté. Mais il continue sur sa lancée alors que la guitare bifurque en frictionnant le son, rivalisant avec les trouvailles électroniques. Un belle énergie organique. Primary Tank Capacitor 2 :37 est une récréation lyrique du sax ténor avec un comping décalé du guitariste. Lorsqu’ils s’arrêtent, on entend l’électronique déjantée continuer un moment juste avant la fin. Spark Gap 6:43 contient quelques éclairs de lucidité, de rage et de folie et lorsque Siwula revient vers la mélodie, la guitare plonge dans un bain d’acide et le laptop est parvenu à son expression la plus convaincante comme s’il y a avait eu chez lui une maturation durant la session.
En bref, c’est OK mais au vu et au su de tout ce qui s’est fait et se fait sous la bannière de l’improvisation libre, ce n’est pas un manifeste que je ferais écouter à des auditeurs en disant : l’improvisation libre c’est çà ! Est-ce un rencontre ponctuelle ou un groupe qui « tourne » ? Cela dit Blaise Siwula est un saxophoniste très compétent qui a assimilé le challenge de liberté totale en relation avec les possibilités de son instrument, surtout à l’alto. Il a un sérieux bagage musical et tient à utiliser tout son spectre musical (du phrasé jazz aux techniques alternatives) dans une même improvisation. Gian Luigi Diana utilise avec brio son software de processing et cherche des sons originaux au risque de manquer de concision. Harvey Valdes est un très bon guitariste, mais plusieurs passages entendus ici voudraient qu’il utilise d’autres intervalles, d’autres pulsations. Schönberg ? Mais cette musique est faite pour évoluer, se dépasser, se transformer, s’écouter, rencontrer, découvrir, changer et tout recommencer. Et dans ce sens ces Tesla Coils, enregistrés en hommage au plus méconnu des inventeurs de l’électricité, est un témoignage convaincant.

Reflexology Brian Groder Trio avec Michaël Bisio et Jay Rosen Latham records 2014-08-17

Sur la pochette : la face inférieure d’un pied avec des les points de réflexologie illsutré en noir et blanc par les noms de nos musiciens de jazz préférés Miles, Dolphy, Ornette, Ellington, Mingus, Coltrane, Elvin, Monk, mais aussi Freddie Hubbard, Oliver Nelson, Hubert Laws et Joe Farrell. Le titre Reflexology est imprimé à l’intérieur de la pochette en carton blanc, le dessin du pied étant assez expressive. L’art de ne pas tout dire.
L’image de ce pied suggère sans doute que la musique a les pieds dans la tradition évolutive du jazz moderne dont Groder s’inspire pour créer ses thèmes complexes évoquant certaines compositions de Sam Rivers, de Wayne Shorter ou de Joe Henderson. Une personnalité originale à la trompette avec un style très personnel. Avec des coéquipiers inspirés et expérimentés comme le contrebassiste Michaël Bisio et le batteur Jay Rosen, la musique est généreuse, élégante et racée. Rosen et Bisio jouent régulièrement avec Ivo Perelman et Joe McPhee. Le batteur a été longtemps le batteur de référence de Dominic Duval et du tandem Sonny Simmons et Michael Marcus. On retrouve Bisio avec Matt Shipp. Dans cet album, ils se concentrent sur le swing et la cohésion nécessaires pour faire balancer les compositions du leader tout en ouvrant le jeu avec des échappées libres et articulées sur la pulsation. Groder pratique un jazz contemporain ouvert et phrase ses inventions mélodiques / improvisations sur la structure du thème d’une manière tempérée. Pas d’éclairs, mais un jeu d’ombres nuancé avec une certaine tendresse fragile. La rythmique respire sans pour autant ronronner. Il y a une réelle cohérence dans tout l’album, comme si c’était une suite homogène dédiée à un lyrisme élastique plein de fraîcheur. Comme on écrirait des nouvelles dans une atmosphère  ou une époque pour en faire un livre dont tous les pans se tiennent. Un tic free est récurrent, comme un agrégat de notes rapides qui ponctue un virage du trio. Brian Groder s’ingénie avant tout à jouer une musique qui ait un sens plutôt que de créer sous la pression d’une rythmique  pétaradante. On pense à  l’esprit de Jimmy Giuffre,  Jack Sheldon ou Bob Brookmeyer, plutôt qu’à Booker Little ou Clifford Brown. Un disque sincèrement attachant d’un jazz sincère et authentique. Pas pour rien que Sam Rivers s’est joint à son quartet pour enregistrer.

Il Tempo Non Passa Invano Guido Mazzon & Roberto Del Piano (+ Paolo Falascone) Setola di Maiale SM2590
Le trompettiste Guido Mazzon est un pionnier de l’improvisation radicale de la péninsule dès les années 70. Pour rappel, il a enregistré un superbe Duetti multi instrumentiste avec le fabuleux percussionniste Andrea Centazzo pour le mythique label L’Orchestra. Sur le même label , Sud, une très belle collaboration avec l’inoubliable acteur - saxophoniste Mario Schiano. Son Precarious Orchestra s’est produit au festival de Moers et il a travaillé intensivement avec Renato Geremia, Toni Rusconi et Gaetano Liguori, des incontournables de la scène free italienne ses seventies. Dans les années 80, alors qu’on ne se pressait pas au portillon pour jouer de la musique improvisée libre (non idiomatique, si certains préfèrent), il a joué dans le King Übu Örkestrü du clarinettiste basse et sax sopranino Wolfgang Fuchs en compagnie de Paul Lytton, Phil Wachsmann, Hans Schneider, Marc Charig, Radu Malfatti, Gunther Christmann, Peter Van Bergen, Norbert Moslang, Erhard Hirt et Alfred Zimmerlin.
Réputé à l’époque pour son approche radicale et extrême de l’instrument, Mazzon avait acquis une solide technique et de sérieuses bases musicales. Le titre de ce court album s’appelle en français « le temps ne passe pas en vain » et à l’écoute, on peut vraiment apprécier l’expérience des duettistes. Le bassiste électrique Roberto Del Piano, un véritable spécialiste de l’instrument, est un des rares que j’aie jamais entendu à avoir acquis une dimension lyrique spontanée et naturelle hors des conventions, clichés et autre ennui  musical que cet instrument procure dans (beaucoup) d’autres mains lorsqu’on sort du cadre rythmique. Un jeu tout à fait libre ancré dans une conception libertaire de la pulsation. Il y avait fort longtemps, Roberto Del Piano avait participé aux groupes de Mazzon, en compagnie, entre autres, de l’admirable tromboniste Angelo Contini. Dans ce très beau disque, Guido Mazzon assume la tradition lyrique et mélodique de la trompette en toute liberté, créant un superbe équilibre avec le phrasé inventif de Del Piano. Mazzon a un style très personnel introverti et subtil et il faut vraiment saluer l’expertise de Del Piano. Ces deux là ont véritablement intégré leurs jeux respectifs l’un à l’autre. Dans un morceau, le preneur de son (et contrebassiste) Paolo Falascone intervient discrètement au piano en actionnant l’intérieur « des cordes ». Un peu plus d’une demi-heure de bonheur.

Cherry Pickin’ Jim Dvorak Paul Dunmall Mark Sanders Chris Mapp SLAM CD 294

Américain arrivé à Londres par hasard au début des années 70, le trompettiste Jim Dvorak a été subjugué par la scène jazz libre et improvisation et s’est intégré immédiatement à la communauté des improvisateurs londoniens.  Proche de Keith Tippett, Keith Bailey, Marcio Mattos, Nick Evans, Gary Curson, Roberto Bellatalla, Louis Moholo, Francine Luce, Tony Marsh etc… Jim Dvorak est un véritable pilier de cette confrérie musicale, une des plus soudées qui existe. Il est aussi excellent vocaliste et j’ai un très beau souvenir d’un superbe duo avec Phil Minton. Depuis des décennies, il joue dans le quintet Dreamtime (Nick Evans, Gary Curson Dvorak, Bellatalla et le batteur Jim Lebaigue) auquel s’ajoute volontiers Keith Tippett comme dans Zen Fish, leur superbe album chez Slam. Bien que Paul Dunmall est un des musiciens les plus prolifiques, Cherry Pickin’ contient six compositions de Dvorak qu’on décrira comme étant « free-bop » et se termine improvisation collective. Bien que les noms des musiciens soient listés comme un collectif, il s’agit d’un projet de Dvorak. D’abord, je soulignerai la pertinence souple et aérienne du percussionniste  Mark Sanders avec qui Dunmall joue de plus en plus souvent, surtout depuis la regrettable disparition des deux Tony, Levin et Marsh. Le contrebassiste Chris Mapp assure remarquablement et très élastiquement le rôle de pivot du quartet. Quant à Paul Dunmall, un saxophoniste ténor avec des moyens exceptionnels, il trouve ici la voix / voie idéale qui s’intègre à merveille avec l’esprit et la forme de la musique voulue par Jim Dvorak, un trompettiste lyrique, vif-argent, libertaire avec un sens rythmique indubitable. A quatre, les musiciens réalisent une véritable « communion complète ». Spécificité britannique, les deux souffleurs ne donnent jamais l’impression de jouer un solo. Du début à la fin, toutes leurs interventions semblent être une invitation vers l’autre pour que celui-ci s’insère dans le jeu de son partenaire. Les idées, les motifs mélodiques s’échangent en un superbe jeu de passe-passe avec de l’espace dans le débit et les phrases. Je répète encore que l’attitude de Dunmall est absolument admirable et que pour ceux qui connaissent très bien ce musicien et ses très nombreux albums, découvriront une autre facette de sa personnalité. Une très belle cohérence de l’ensemble. Le cinquième morceau, Getty’s Mother Burg contient le texte de Lord Buckley, Gettysburg Address, dit avec une belle verve par Dvorak lui-même avec les trois autres. Dans le dernier morceau, au un titre assez british flagmatic humor, As Above, So Below, le quartet questionne l’improvisation totale avec un style sonore raréfié nous rappelant que l’improvisation libre radicale est bien née autour de St Matin’s Lane et de Gerrard Street pas loin de Charing Cross Road. De cette ascèse musicale s’établit une pulsation soutenue par la seule contrebasse dans laquelle Jim Dvorak développe son remarquable jeu vocalisé et tressautant à la fois doux et assuré. Spontanément, surgit un solo de Mark Sanders auquel se joint le bourdonnement de la contrebasse durant quelques instants avant que le quartet ne s’envole entraîné par la merveilleuse complicité des deux souffleurs. Vers la sixième minute, Dvorak laisse un répit au drive de Dunmall pour reprendre le fil des idées en articulant puissamment les notes pivot  du saxophoniste. Il semble que le temps indiqué sur l’album ne correspond pas à celui enregistré effectivement. Mais une musique pareillement inspirée a un air d’éternité.   


Five Roosters Cinque Galli in Fuga (Per tacere del sesto) Mario Arcari Massimo Falascone Martin Mayes Roberto del Piano Stefano Giust Setola di Maiale  SM2470

Trois souffleurs, soit deux sax, Mario Arcari et Massimo Falascone et un cor, Martin Mayes, une basse électrique jouée par Roberto Del Piano et à la batterie, Stefano Giust, le responsable du label Setola di Maiale. Ce quintet et cette histoire de poulailler auraient pu être somme toute assez banale. La sacro-sainte formule orchestrale du free-jazz : un tandem basse batterie et des souffleurs. Fort heureusement, ces improvisateurs ont eu la bonne idée de remettre une série de poncifs en question en coordonnant leurs actions et réactions réciproques à l’aune de l’expérience collective de l’improvisation libre européenne. Donc pas de thème, pas de solo, pas d’accompagnateur, pas de section rythmique. On joue tous ensemble mais pas tous en même temps. D’abord le batteur percute une batterie sur laquelle sont réparties des objets percussifs, sollicite les cymbales amorties, le rebord de la caisse claire, ses frappes sont multiples et nous font entendre des timbres variés, voire contradictoires. Un crépitement organique qui accélère et ralentit autour d’une pulsation implicite et rarement soulignée. Il semble complètement concentré sur une logique délirante comme s’il se fichait du reste. Et pourtant, on entend clairement que ses tourneries ferraillantes et cliquetées font tenir l’édifice. Donc points de solos des souffleurs, mais de très courtes interventions conjointes, disjointes, télescopées ou sursautantes, coups de bec et bribes de mélodies distordues, ponctuées de silences répétés. Et une belle écoute. Au lieu de jouer tous ensemble et de surjouer au détriment de la lisibilité, on se relaie sur des demi-mesures, des points et des courbes. Eminemment collectif, un puzzle kaléidoscopique. Massimo intervient avec son IPad ajoutant une dimension électronique bruitiste bienvenue. Egos évacués, pas  de formule mais une idée originale par morceau. Une douzaine, courts pour la plupart et deux au-delà des 10 minutes. La basse électrique de Roberto Del Piano se tortille dans les tréfonds avec un son légèrement trafiqué dans une démarche vraiment improvisée. Voilà un musicien original sur un instrument réputé « limité » aux bons offices rythmiques. J’apprécie !! Evidemment, le cor de Martin Mayes (ancien compagnon de Steve Beresford il y a quarante ans au Little Theatre Club) semble faire office de trombone raccourci et se meut avec bonheur entre les coups de bec d’Arcari , sax soprano courbé, et de Falascone, alto et baryton. Dans les plages 10 et 11,  l’ingé son Paolo Falascone s’invite à la contrebasse.
Paolo est le maître de céans chez Mu-Rec studio, ex studio Barigozzi. Ce studio historique milanais, fondé en 1975,  a vu défiler Bill Dixon et Tony Oxley, Cecil Taylor, Dizzy, Chet Baker, Pieranunzi, Waldron, Lacy, Art Farmer, Paul Motian, Paul Bley et Gary Peacock, Konitz, Altschul et D’Andrea etc… Bref un lieu à tomber par terre où on enregistre encore avec des bandes magnétiques analogiques.

J’ai vraiment un grand plaisir à écouter ces Cinq Poulets déjantés. Un disque original où l’imbrication ludique et créative prend le pas sur l’exploit individuel.

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