11 août 2016

Daunik Lazro-Joëlle Léandre-GeorgesLewis / Jean-Luc et Cécile Capozzo / Fail Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis / Brian Groder trio w Michael Bisio & Jay Rosen

Daunik Lazro Joëlle Léandre Georges Lewis Enfances à Dunois le 8 janvier 1984 FOU Records FR CD 18



Extraordinaire album avec un Georges Lewis complètement alien démontant et remontant son trombone pour trouver des timbres inouïs, un Daunik Lazro survolté et agressif au sax alto et une Joëlle Léandre en pleine possession de ses moyens vocaux (délirante !) et très attentive à la contrebasse. C’était l’époque où les musiciens improvisateurs découvraient de nouveaux territoires et le public allait de surprises en surprises. Sans doute, Enfances est le meilleur exemple enregistré de concert réussi pour ces deux aventuriers de la scène musicale française quand le Dunois était le lieu où cela se passait au début des années 80. Le travail à l’archet de Joëlle Léandre est un régal et le lyrique Daunik Lazro est la passion incarnée. On s’est parfois senti perplexe pour les interventions « théâtrales » de Joëlle Léandre dans la relation avec ses coéquipiers. Un musicien allemand de premier plan et très sérieux qualifiait sa démarche par le terme aktionnismus. Ici se fait jour une symbiose  merveilleuse entre son chant et son jeu de contrebasse qui rend sa présence excitante. La démarche du saxophoniste se distingue du tout venant free-jazz, il est perpétuellement à l’écoute, n’apportant que du bois sec et de l’air pour activer le foyer. L’intelligence et la sensibilité musicale de George Lewis et ses incartades sonores inouïes, son jeu sensible et virtuose, confèrent à ce trio une dimension supplémentaire, inspirante pour ses deux camarades de scène. Bref un trio de très haut vol qu’on a envie de réécouter encore et encore tant il regorge d’instants secrets qu’on voudrait inoubliables. Joëlle Léandre aurait-elle publié cet enregistrement en lieu et place de son premier opus, Les Douze Sons (Nato), un album anthologique un peu trop de bric et de broc malgré un personnel incroyable (Bailey, Barre Phillips, Lewis, Reyseger, Nozati, Schweizer), il se serait inscrit aux côtés des articles incontournables incarnant irrévocablement l’improvisation libre. Car il s’y passe tant de choses dans un seul concert… Dix morceaux intitulés Enfance de 1 à 10 qui vont du très court ou nettement plus long : Enfance 5 compte 19 : 33. Cette suite se révèle passionnante par sa succession de propositions, de contradictions, d’emballements, de trouvailles, de retrouvailles, de coups de théâtre, d’échappées, de réflexions, de connivence, de coq-à-l’âne… . Chaque duo (GL – JL, GL – DL, JL – DL) tire le suc de la combinaison instrumentale et les trios vont dans de multiples directions assez peu descriptibles dans le détail, un véritable patchwork mené par une logique imparable et le feeling de l’instant. Comme signalé plus haut, la contrebassiste y révèle son jeu d’actrice parfaitement consommé. Il est question d’une publicité pour un produit qui sert à  astiquer le bois de la contrebasse et qui se termine aux cris de « Papa, Papa, Papa ! ». J’y trouve le plaisir fou de jouer et une spontanéité exubérante, des idées fantastiques ou tout-à-fait folles, la conjonction inespérée de la flamme de Lazro et son timbre acéré, du chant déjanté de Léandre en complet accord avec une contrebasse à l’archet qui musarde et les bruissements / éructations dingues de Lewis au trombone … . Il faut se souvenir que Georges actionnait  la coulisse avec l’embouchure contre ses lèvres ou sa joue et que cela produisait des timbres et des sons bruitistes étonnants. Il fallait le voir pour le croire : une véritable basse-cour ! On trouve une partie de ce même trio inclus dans les enregistrements publiés par Hat Art avec les fameuses pochettes / emballages postaux cartonnés au bord rouge sous le nom de Daunik Lazro et le titre Sweet Zee. Il est ici réédité dans son intégralité ! L’urgence et la folie douce de ce trio est restée intacte depuis 32 ans.

Zero Sum : Fail Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis JACC Records.
Owt : Fail Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis No Business Records NBLP 91 (album vinyle).

Fail Better est extrait d’une citation de Samuel Beckett qui dit en gros : essaye, échoue, essaye encore, échoue, recommence mais échoue mieux. Un des principes constants de l’improvisation. Fail Better ! est le nom du quintet composé lui-même de formations existantes. La trompette de Luis Vicente, la batterie de Joao Pais Filippe, la contrebasse de Jose Miguel Pereira, le sax alto de  Joao Guimaraes et la guitare électrique Marcelo Dos Reis. JACC  pour Jazz Librement improvisée et enregistrée en février 2013 à Coimbra dans la Salao Brazil, leur musique utilise des points de repère et des balises mélodiques et modales. Le jeu remarquablement lyrique et passionné du trompettiste s’envole dès le premier morceau, pendant que la contrebasse fait vibrer un drone et que les percussions colorent. Improvisations libres dans une aire jazz free où affleurent subtilement des sons et une approche sonique plus radicale comme le duo percussion guitare du troisième morceau qui entraîne le reste du groupe dans une tentative totalement libertaire. Si la chronique du cd précédent (Enfances de Lazro Léandre Lewis FOU Rds) soulignait l’effet patchwork comme étant une dérive décidée dans l’extrême instant, une échappée centrifuge de multiples désirs, Fail Better fonctionne comme la confluence de plusieurs pratiques improvisées entre le jazz contemporain et l’improvisation libre avec une  volonté de cohérence orchestrale tout en créant un effet patchwork. On joue très « ensemble » en quelque sorte. Les structures de la musique sont relativement simples et épurées, un brin minimalistes à certains moments de la part du percussionniste et du contrebassiste. Mais le batteur peut se mettre à tirer des sons pointus qui attirent l’écoute à la Paul Lovens ou Roger Turner. Le guitariste tutoie parfois le blues de loin ou saute à pieds joints au-dessus de la bienséance jazzy. Le trompettiste est très souvent en point de mire dans la plupart des morceaux avec son style lyrique et polymodal, quasiment accompagné par les autres dans certaines séquences. Le saxophoniste intervient ici et là bien en symbiose avec l’ensemble. Et c’est bien là la principale caractéristique de ce vrai collectif : une grande cohérence en essayant de marier la chèvre et le chou avec talent pour créer une musique qui s’écoute avec un vrai plaisir.

Et ce plaisir est renouvelé dans OWT, nouvel album de Fail Better ! lui aussi enregistré à la Salao Brazil et publié par No Business Records. Cela démarre en évoquant Don Cherry. La caractéristique du groupe est de jouer du jazz très libre en incorporant des sonorités propres aux recherches de l’improvisation libre, des drones, des répétitions de pulsations, de sons et de timbres originaux. Un jazz expérimental en quelque sorte, lyrique mais attiré par la radicalité. On assiste à l’épanouissement de leur démarche plus d’un an après leur premier opus (Zero Sum février 2013 – Owt avril 2014). Cette musique devrait être judicieusement programmée  pour mettre un public « vierge », sensible à Miles Davis ou Chet Baker, sur la piste de musiques différentes, audacieuses. Un parti pris de simplicité. Et cela sans concessions à une quelconque mode façonnable. La facture en est claire, logique, équilibrée et la démesure poétique s’instille toujours à un moment inattendu. Circular Measure évoque irrésistiblement  l’Afrique et l’Art Ensemble et c’est le seul morceau « foisonnant » de ce très beau vinyle. Bref, du jazz libre basé sur des échelles modales, inspiré et plein de fraîcheur avec des audaces sonores. Tout est senti, vécu, spontané et assumé. Écoute recommandée si vous voulez vous faire plaisir sans vous gratter la tête.

Soul Eyes Jean-Luc Capozzo et Cecile Capozzo FOU Records FR CD 15.



Le label FOU de Jean Marc Foussat nous livre ici un beau cadeau musical pour une superbe (re)lecture de compositions intemporelles de Mal Waldron et Charlie Mingus en forme de medley impromptu par le superbe trompettiste Jean-Luc Capozzo et sa fille Cécile, une pianiste sensible et enjouée. Cécile, très à l’aise avec les thèmes développés et explorés, crée une trame sur laquelle le paternel souffle de manière inspirée. Tous deux cherchent à étirer les possibilités enfouies au cœur du matériau musical mingusien et  waldronien. Les « dérapages » free sont fréquents et alternent avec des variations subtiles sur la mélodie et les accords  No More Tears enchaîne sur un Goodbye Pork Pie Hat extrapolé, disséqué qui lui même se dissout en blues dans lequel surnage les notes de Nostalgia in Time Square. Tout cela sur 24 minutes. Deuxième plage : Soul Eyes au ralenti, suspendu dans le vide, intimiste et désenchanté comme si l’âme de John Coltrane (pour qui Mal Waldron avait écrit cette magnifique composition dont J.C. a gravé LA version dans Coltrane ! ). Le comping s’anime et nous avons droit à un solo de trompette qui retrace les écarts possibles de la mélodie en évoquant d’autres. Les deux musiciens créent un bel équilibre en improvisant simultanément avec des emprunts nuancés au blues. La musique prend le temps d’être jouée, écoutée, ressassée, réitérée dans les détails. Cécile s’élance seule, éclairée ensuite par un superbe contre chant en piano de la trompette pour rejoindre un Pithécanthropus Erectus déconstruit ce qui donne lieu à une suite de calls and responses avant que le Pithécanthrope de Mingus se redresse avec de beaux décalages du jeu de ses deux mains sur le clavier. On évoque Monk par instants sans y prendre garde. Cela fait 13 minutes de bonheur. Pour clôturer une belle version introvertie de The Seagulls of Kristiansund que Mal avait immortalisé avec Steve Lacy, Manfred Schoof, Jimmy Woode (un bassiste d’Ellington) et Makaya Ntshoko (One Upmanship Enja 1977). Une fois délivré le thème et la belle improvisation de Jean-Luc , le piano en donne une vision très différente que celles millimétrées que Waldron réalisait en concert. Avec la reprise du trompettiste tout en douceur,  le vol de la mouette s’estompe vers le silence. Voici donc un beau travail de ré-incarnation du jazz historique sans aucun passéisme ni nostalgie. J’aimerais bien entendre le père Capozzo avec un Ran Blake, si c’est possible un jour.

R Train on the D Line Brian Groder Trio Latham Records



Ce n’est pas la première fois que je chronique un disque en trio du trompettiste et bugliste (flugelhorn) Brian Groder avec ses deux acolytes, le contrebassiste Michael Bisio et le batteur Jay Rosen. Si j’y reviens, c’est que la musique (jazz moderne contemporain) est excellente et authentique. J’ai aussi une pensée émue pour le contrebassiste Dominic Duval, disparu il y a quelques jours à l’heure où j’écris ces lignes. Dominic a formé une paire mémorable avec Jay Rosen auprès de Joe McPhee ou d’Ivo Perelman  et Michael Bisio joue beaucoup avec les mêmes musiciens. C’est dire à quelle famille musicale appartient le trompettiste New-Yorkais qui fait d’ailleurs  référence au métro de NYC dans le titre de son bel album. Huit compositions de quatre à huit minutes avec un maximum de 9 :57 pour Retooled Logic, un titre qui souligne l’aspect recherché voire savant de la musique de Groder, faite de modes particuliers et de soubresauts rythmiques artistement articulés par un tandem basse batterie exemplaire. Contrebasse élastique à souhait tenue d’une main ferme et jeu de batterie léger et aéré. Vous conviendrez que les trios trompette basse batterie ne sont pas légion, on se souvient des trios de feu  Roy Campbell. Musicalement le trio de Groder joue à ce niveau, mais en comparaison avec une relative retenue et un lyrisme plus introverti. Toute l’attention de Groder est de phraser avec précision et application sur le rythme et les intervalles du thème (assez sobre). Les cadences sont truffées de subtilités rythmiques et le trompettiste Brian Groder a un style et une esthétique personnels qui tiennent la route sur toute la longueur des cinquante minutes du parcours de son R Train sur la Ligne D. On ne peut qu’applaudir : cette musique démontre la grande probité artistique et musicale de ce musicien au-delà du solide savoir faire. Les intervalles de chaque mode et les nuances qui peuvent en découler sont exploités avec obstination et ce n’est pas une sinécure ! Contrôler le son d’une trompette et surtout d’un bugle avec de tels écarts de notes et faire sens musicalement comme Groder le fait est tout-à-fait enthousiasmant. C’est un peu jésuite pour une partie du commun des mortels qui cherche dans le jazz la marque de l’exploit athlétique. Les ignares ont dit ça aussi de Steve Lacy. On n’entendra pas ici de trompettristerie  propre à racoller les chalands et de dégoulinants chapelets de notes exhibitionnistes qui cachent assez souvent le peu de capacité à phraser une improvisation sur la mélodie. Rien que du bel ouvrage ! En bref, je vote pour. Bien que je cours pas après le jazz moderne vu que j’ai tellement à faire dans l’improvisation radicale, j’avoue que des artistes  comme Groder, Rosen et Bisio sont l’honneur d’une vocation trop bafouée.

1 commentaire:

  1. Un travail de "bénédictin"dévoué, hautement salutaire. VIVAT!

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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......