30 décembre 2016

Simon H Fell / Ariel Shibolet Noel Jacoby Alexander Frangenheim Ofer Bymel/ Paul Hubweber Paul Lovens John Edwards/ Isabelle Duthoit Alex Frangenheim Roger Turner/ Jérôme Lacoste Christine Wodrascka


Simon H Fell Le Bruit de la Musique Confront Records ccs 70

Le Bruit de la Musique est un festival situé au centre de la France et animé par un collectif d’improvisateurs radicaux et engagés : Lê Quand Ninh, Martine Altenburger, … Et comme ces deux musiciens exigeants sont des improvisateurs d’envergure, ils présentent inévitablement des artistes d’envergure et cela, sans considération pour le fait qu’un artiste est déjà demandé un peu partout et a acquis une notoriété à l’échelle internationale. Lors de la troisième édition en août 2015, c’est à Simon H Fell de se produire en solo. Contrebassiste exceptionnel, SHF est un musicien incontournable dont la multiplicité des démarches et des passions musicales défie l’entendement. Compositeur hors norme pour grands orchestres utopiques (https://brucesfingers.bandcamp.com/album/composition-no-30 et https://brucesfingers.bandcamp.com/album/composition-no-62), free jazz-man avec l’explosif soufflant  Alan Wilkinson ou compagnon des minimalistes Rhodri Davies et Mark Wastell (lui-même responsable de Confront), Simon H Fell nous livre ici Le Bruit de la Musique, une œuvre pour contrebasse solo. Une saisissante architecture évolutive où différents aspects sonores de l’instrument - y compris un puissant pizzicato – se développent en toute liberté. C’est une œuvre intense, un parcours ludique, l’expression d’une pensée musicale profonde jouée d’une seule traite (37:19). Initiée par un frottement brumeux, une sorte d'halo sourd généré par l'environnement de l'église, les doigts éclatent un moment le timbre du pizz au plus près du chevalet dans le premier mouvement. L’artiste enchaîne avec des frottements simultanés en en modifiant la tessiture, le timbre, l’attaque, le mouvement de l’archet, en les imbriquant de manière naturelle et organique et en introduisant de nouveaux gestes sonores qui enrichissent le parcours. Son jeu est remarquablement approprié par rapport à l'acoustique, dont les caractéristiques sonores colorent le jeu instrumental avec cette résonance réverbérante particulière.Vers la cinquième minute, deuxième mouvement, son pizzicato à la sonorité très puissante (on songe à Charlie Haden ou au Paul Rogers à la quatre cordes) fait vibrer toute la résonance de l’instrument et de l’espace avec une ductilité saisissante. Il maintient ce son énorme en multipliant les lignes et les notes et cela aboutit au raclage rageur des cordes col legno qui fait écho à la précédente conclusion du premier mouvement, une sorte d’ostinato en accelerando. Instantanément, le contrebassiste introduit une phase plus lyrique à l’archet qui évolue vers un momentum intense transmué vers une curieuse juxtaposition simultanée d’effets sonores dingues, etc.  Au fur et à mesure que l’écoute s’avance, l’auditeur découvre des séquences intrigantes où Simon H. Fell pénètre dans le champ de l’inouï, de la découverte. Faire de telles trouvailles et assembler des sons aussi grinçants, filés, tordus et jouer des choses aussi contradictoires simultanément avec autant de précision et de sauvagerie, relève du tour de force. Coordonner de tels affects, enchaîner ces trouvailles sonores, ces idées brillantes dans une construction aussi élaborée qui vous fait entendre tous les états de la contrebasse créative, c’est de la magie ! Paul Rogers atteint de tels sommets, mais sur un plan formel et dans la conception, SHF apporte une grandeur inégalée dans la création et dans sa réalisation expressive. Bien sûr, d’un point de vue émotionnel, pour certains auditeurs, la balance penchera pour PR, la musique de ces deux artistes étant aussi grandiose l’une que l’autre. Le Bruit de la Musique devient sans nul doute l’un des (deux ou trois) opus solitaires de contrebasse les plus formidables jamais enregistrés depuis le fabuleux Journal Violone de Barre Phillips (1968). Instrument d’accompagnement relégué au rang de faire valoir, la contrebasse s’est révélée un instrument à la pointe de l’avant-garde. Oubliez un peu les sempiternels artistes qui jouent partout et dont les albums pleuvent dans tous les catalogues et ces plongeons nostalgiques dans le passé (après les Unheard M.S. d’Atavistic, Klimt, Cien Fuegos et compagnie). Vivez aujourd’hui ! Relativisez votre appréciation de la contrebasse improvisée (Kowald, Léandre, Guy, Dresser, etc..), commandez au plus vite Le Bruit de La Musique chez Confront ou Bruce’s Fingers, le label de SH Fell : https://brucesfingers.bandcamp.com/album/le-bruit-de-la-musique. Absolument incontournable et à 100 exemplaires seulement ! Donc dépêchez-vous :  il y a urgence si vous ne voulez pas rater une œuvre majeure.

Skulging in the Big House Ariel Shibolet Noel Jacoby Alexander Frangenheim, Ofer Bymel Creative Sources CS 259 CD

Encore un de ces remarquables opus du label Creative Sources que je tiens sous le coude pour meubler ma rubrique, avant de laisser exploser dans ces lignes leur tout récent arrivage fin 2016. Le contrebassiste Alexander Frangenheim documente soigneusement ses aventures avec un nombre conséquent d’artistes internationaux (Gunther Christmann, Paul Lovens, Roger Turner, Phil Wachsmann, Pat Thomas, Isabelle Duthoit, Ariel Shibolet..) chez Creative Sources. Elles se situent à un très haut niveau d’exigence et de qualité et représentent une véritable authenticité en matière d’improvisation contemporaine, sans pour autant se fixer sur un «-isme » défini. Disons qu’AF adapte son jeu et son travail avec les personnalités qu’ils rencontrent, comme son duo assez lyrique avec le clarinettiste Harold Rubin. Avec ses trois improvisateurs israéliens, le batteur Ofer Bymel, le violiste Noel Jacoby et le saxophoniste Ariel Shibolet (avec qui il a enregistré en duo), l’attention se focalise sur des mouvements furtifs où le détail sonore du jeu instrumental alternatif est mis en évidence. La recherche consiste à combiner spontanément les timbres rares du frottement des cordes, des divagations contrôlées et contorsionnées de la colonne d’air du sax soprano, des frappes faussement évasives du percussionniste. On court dans l’inconnu, vers l’inouï, si cela est encore possible. Et finalement, on s’en convainc. Des harmoniques soutenues et vocalisées de Shibolet restent suspendues au-dessus des grondements des cordes graves et des craquements provoqués par l’extrême pression de l’archet. Ofer Bymel secoue, manie une plaque métallique dont les fréquences oscillent dangereusement, pendant qu’Alexander Frangenheim lance d’expressifs coups d’archets isolés. Dans l’action spontanée, chaque musicien use du silence pour mettre en valeur les sonorités des autres avec une profonde concentration. De temps à autres entraînés par le percussionniste, le quartette rentre progressivement dans une phase éruptive (cfr. Even If We Tried). C’est donc un excellent enregistrement répondant clairement à la question : musique improvisée libre, c’est quoi ??

Spielä  PaPaJo Paul Hubweber Paul Lovens John Edwards Creative Sources CS 340 CD

Troisième enregistrement de ce magnifique trio, sans hésitation unes des toutes meilleures associations d’improvisateurs en exercice. Enregistrées respectivement à Zagreb et Aachen en 2003 et 2009, ces deux concerts fournissent la matière précieuse des deux compacts de Spielä. Le farfadet juvénile de la percussion  libérée qui nous avait tant enchanté dans notre prime jeunesse, nous revient tel un vieux sage, savant de l’épure et du geste essentiel, Paul Lovens. Ce magicien hors norme a trouvé un alter-ego incontournable, le contrebassiste John Edwards, un des improvisateurs les plus demandés (Butcher, Weston, Parker, Dunmall, Brötzmann, Steve Noble, Mark Sanders etc…). C’est à cette aune qu’il faut apprécier le tromboniste Paul Hubweber, un musicien trop sous-estimé, sans doute parce que, sexagénaire, sa carrière a décollé sur le tard, malgré une créativité et des capacités musicales sans égal. Suivez son cheminement et ses albums à la trace et vous découvrirez un improvisateur insaisissable capable d’adapter son jeu au plus profond avec ses divers collaborateurs tout en continuant sa trajectoire esthétique et en maintenant ce qui fait de lui un improvisateur essentiel. Pour ma part, je vous dirais que, depuis la disparition de Rutherford et de Mangelsdorff chez les trombonistes, il y a George Lewis, bien sûr et puis, surtout, Paul Hubweber. Mais au-delà des qualités individuelles de chacun de ses membres, ce trio PaPaJo vaut pour son alchimie particulière, la symbiose des sons, des timbres  avec un équilibre fragile des dynamiques, une invention renouvelée des formes, des interactions subtiles, une empathie rare. Pour Alex Schlippenbach, PaPaJo est le trio qui exprime le mieux les qualités de la musique libre depuis ces quinze dernières années. On y trouve presque tous les éléments qui créent toute la fascination que cette musique procure sur ses auditeurs : simplicité, complexité, dérivation du free-jazz ou du contemporain, changement perpétuel des paramètres des sons et de la pratique instrumentale, écoute mutuelle, indépendance et entente tacite, invention et tentative simultanée et risquée d’idées les plus folles, surprises, variété kaléidoscopique des timbres … Si Paul Lovens est un des percussionnistes les plus « vite », PaPaJo, « lui », prend le temps de jouer, chacun laissant de l’espace à l’autre afin que les sonorités soient lisibles et que la musique respire. Cette qualité primordiale distingue PaPaJo de la lingua franca du free jazz, alors que la mélodie détournée (évocation de Loverman ou d’une ballade d’Ellington) et le pizz charnu d’Edwards s’y rattachent. Spielä : un double album de référence qui devrait fédérer bien des auditeurs éparpillés sur les micro-univers de l’improsphère.

Light air still gets dark Isabelle Duthoit Alex Frangenheim Roger Turner Creative Sources CS 398CD

Du n° 340 (Spielä) à 398 (Light Air Still...), le label Creative Sources file à toute allure laissant de rares trésors sur le côté à l’insu de bien des cognoscenti. Ainsi cet « air léger qui (malgré tout) reste sombre » en hommage au tromboniste Hannes Bauer, disparu cette année et avec qui Roger Turner, le percussionniste de ce trio, a joué durant plus d’une vingtaine d’années en compagnie d’Alan Silva (In The Tradition / In Situ). La chanteuse et clarinettiste Isabelle Duthoit avait elle-même initié un autre trio avec Hannes Bauer et Luc Ex un peu avant qu’Hannes nous quitte prématurément. Compagnon régulier de Roger Turner au sein de plusieurs projets, le très fin contrebassiste Alex Frangenheim complète l’équipée. Et quelle équipée !! On ne compte plus les collaborations hallucinantes qui lient cet extraordinaire percussionniste aux personnalités les plus marquantes de la free music tels Phil Minton, Hannes Bauer, Lol Coxhill, John Russell, Phil Wachsmann, Pat Thomas, Birgit Ulher, Urs Leimgruber etc.. pour en écrire l’histoire la plus vive. Voici maintenant que notre grand poète de la percussion improvisée poursuit l’aventure avec une vocaliste de l’impossible, la vestale du cri primal, la prêtresse du gosier libéré : Isabelle Duthoit ! En s’alliant les services d’un inventeur de sons à la contrebasse, animé d’une écoute et d’un sens de la répartie peu communs, Alex Frangenheim, le percussionniste trouve un partenaire qui joue à jeu égal avec lui. Ces deux-là ne se contentent pas de variations d’un discours instrumental « créatif », mais s’efforcent d’inventer et de rechercher des sons rares, des idées folles, des voies extrêmes avec une expressivité et une subtilité inouïes, si on compare avec pas mal d’autres improvisateurs de même calibre … nettement plus formatés. L’indépendance totale et la complémentarité intuitive. Ce faisant, les deux instrumentistes laissent le champ libre à la vocaliste pour explorer la face la plus cachée de la voix humaine. Ce qu’Isabelle fait est indescriptible. La variation infinie des affects du cri, du spasme, de la glottisation du sifflement, du râle, le délire surréel à côté duquel la supposée poésie sonore semble platement à un effet théâtral. Il y a une émotion indicible, le voile de la souffrance, le désespoir de la raison… A la clarinette, elle torture la colonne d’air et évoque les extrémités auxquelles elle soumet son organe vocal. Ces deux compagnons traduisent cette furieuse inventivité en inventant sans relâche des parties instrumentales requérantes modifiant en permanence les paramètres sonores, les timbres, les pulsations dans un flux vibrant qui attire et stimule l’écoute. C’est un enregistrement intense, inouï, un produit parmi les plus authentiques de l’improvisation libre, une démarche musicale qui, après plus de quarante ans d’évolutions, n’a pas fini de nous étonner. Il y a d’ailleurs un parallèle indubitable à faire au niveau de la qualité  entre Light air still gets dark et le CD Spielä de PaPaJo (Hubweber/Lovens/Edwards) que je viens de chroniquer ici plus haut. A tomber des nues, une fois pour toutes !!

Erythro Jérôme Lacoste Christine Wodrascka Creative Sources CS 377 CD

En quarante huit minutes et treize pièces remarquablement bien construites la pianiste Christine Wodrascka et le percussionniste Jérôme Lacoste déclinent tout un panorama de sons, d’articulations, de vibrations, de timbres, de pulsations folles … Le piano est soigneusement préparé, rempli d’objets et martelé au-delà du raisonnable, ses timbres et résonnances enchevêtrés dans le foisonnement percussif. Après l’obstinato furieux de la deuxième pièce, Shaolin Si, vient les sons planants des cymbales à l’archet et de la vibration éthérée d’un grand gong supendu  complété par le grondement sourd des tréfonds du grand piano. Symbiose totale digne du meilleur AMM !  Le quatrième mouvement, Hokusai, se veut mobile, volatile au clavier et acéré aux percussions métalliques, ponctué par une grosse caisse sourde et tonitruante. Les gestes des instrumentistes secouent littéralement et font résonner les objets qui encombrent le piano et la batterie. Le numéro cinq, La Pierre Jaune, sollicite le raclage violent des cordiers de la carcasse et le sciage expressif et mouvant d’une cymbale tordue résonnant sur une peau. D’un point de vue sonore, on est à fond dans la free music qui n’hésite pas à mettre en avant les possibilités sonores inusitées avec une réelle force expressive comme le faisaient Paul Lytton et Paul Lovens, il y a trois ou quatre décennies. Ce qui est heureux, c’est que leur duo ne doit rien à personne. Ils ont choisi de bien distinguer l’ambiance sonore et le contenu  musical pour chacune des pièces, lesquelles sont toutes vraiment réussies. Focalisées sur la richesse des sons plutôt que l’articulation des phrases, arpèges et roulements. On entend des voix hanter les frottements de la percussion et les grincements des cordes. Dans le très court 7, Erichtho, c’est une harpe délirante qui s’affirme produite sur les cordes du piano. Et le morceau suivant apporte encore quelque chose de neuf. On fait coexister et combiner des jeux instrumentaux divergents qui se complètent admirablement, créant ainsi la surprise. Au final, Erythro est un album merveilleux et parmi les plus intéressants pour le plaisir de l’écoute et de la découverte. Excellent de bout en bout. 

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